Entretien sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine

CD, mars 2022

 

La récente guerre déclarée par la Russie à l’Ukraine renvoie aux temps sombres de l’Histoire du continent européen. Après avoir reconnu l’indépendance de la péninsule ukrainienne de Crimée en 2014, le président russe Vladimir Poutine a reconnu en février 2022 l’indépendance de deux autres régions séparatistes ukrainiennes, les autoproclamées républiques populaires de Lougansk et de Donetsk, concluant par là même des accords d’amitié et d’entraide. C’est précisément en s’appuyant sur ces derniers que le président russe a mandaté une opération militaire spéciale de maintien de la paix en territoire – au regard du droit international – ukrainien. 

 

Dans le cadre de ces évènements inédits à notre génération, il est apparu pertinent, sinon nécessaire, de recueillir puis partager les témoignages de deux personnes au cœur de ce conflit, Maria* et Olya. 

*Sollicitant l’anonymat, le prénom d’une des auteures des témoignages a été changé et les informations la concernant sont limitées à ce que de nécessaire pour la mise en valeur de son récit.

 

Les témoignages recueillis, traduits de l’anglais par nos soins, n’engagent que leurs auteures et aucunement l’AdEI, l’IdPD ou leurs gouvernements respectifs. Les faits et opinions relatés sont portés tels quels et objectivement de leurs auteures à la connaissance des lecteurs.

 

Les commentaires en italique sont des précisions apportées par l’auteur.

Remerciement aux contributrices pour leurs témoignages et leur courage.

 

Qui êtes-vous ?

 

Olya : Je m’appelle Olya et suis ukrainienne. Je suis créatrice de contenu multimédia. Je vis à Kovel, une ville à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie. J’ai 24 ans. 

 

Maria : Je m’appelle Maria et je suis étudiante. J’habite une grande ville russe. J’ai 23 ans. 

 

Quelle était la perception ukrainienne de la Russie avant le conflit ?

 

O. : La guerre en Ukraine a commencé en 2014, à la suite de la révolution de la Dignité (ou révolution de Maïdan) de février 2014 et concernait le statut de la Crimée (péninsule au sud-est de l’Ukraine) et de certaines parties du Donbass (région du sud-est et frontalière de la Russie), internationalement reconnues comme parties intégrantes de l’Ukraine. A cette époque, l’armée ukrainienne n’était pas suffisamment structurée et il fut facile pour Vladimir Poutine d’annexer la Crimée, Lougansk et le Donbass. Ce sont des faits. Je suis créatrice de contenu multimédia et 80% de mes abonnés sont russes. Je travaille avec des Russes et ai des amis en Russie. Ils me disent être opposés à la guerre.

 

Quelle était la perception russe de l’Ukraine avant le conflit ?

 

M. : Les Ukrainiens n’ont jamais été nos ennemis et notre perception ne changera pas. Ils sont notre famille, nos amis, nos collègues. Presque tout le monde ici a de la famille ou des amis en Ukraine. Nos cœurs battent au même rythme. 

 

Quelle est ta situation actuelle ?

 

O. : Il y a une semaine, j’étais en séjour en Hongrie et en Autriche. Un dimanche, alors que je profitais de Vienne (Autriche), ma mère m’a appelée : « Olya, je pense que la guerre va éclater. » Je suis restée sous le choc. Il y avait alors quelques provocations armées dans le Donbass. L’amie avec laquelle je voyageais est étudiante et parlait, à ce moment, avec des camarades de son université, parmi lesquels une fille habitant le Donbass. En pleurs, elle l’informait de ce que les habitants de la région étaient forcés à quitter leurs foyers (une sorte de provocation à la guerre). Le 24 février, ils ont été déplacés à Rostov-sur-le-Don (ville russe frontalière de l’Ukraine), sans nourriture, sans eau, sans toit. C’était, selon moi, la préparation de l’action militaire à venir. 

 

Je suis ensuite rentrée chez moi, en attendant de découvrir le plan de Vladimir Poutine. L’Ukraine, c’est chez moi, et j’aime l’endroit où je suis née ! La première attaque a eu lieu le 24 février, à 5 heures du matin. On s’est réveillés tôt et avons regardé les informations à la télévision ; l’est de l’Ukraine était en péril. 

 

J’ai ensuite préparé mes documents essentiels, dans le cas d’une occupation russe de la région où je vis, pour fuir et rester en vie. Par la suite, ma tante nous a appelés, nous demandant de préparer le strict nécessaire d’ici 15 minutes car nous partions pour la Pologne, l’Ukraine n’étant plus sûre.

 

Aujourd’hui, je suis en Pologne, à Lublin (est de la Pologne). J’ai rencontré de belles personnes ici, qui nous ont aidés ; émotionnellement, déjà. Leur soutien est la chose la plus précieuse pour nous. 

 

Quelles explications sont données aux Russes ?

 

M. : Le gouvernement tente de démontrer que c’est une opération spéciale de sauvetage, pour secourir les Ukrainiens face aux néo-nazis qui ont volé le pouvoir. Par ailleurs, leur justification favorite : le danger représenté par l’OTAN. La propagande et le lavage de cerveau (sic) sont partout, y compris dans les écoles, où des heures de cours sont destinées à ce que l’on enseigne aux écoliers les « vraies » causes de ce qui est en train de se passer.

 

Quelles sont les réactions parmi les populations de vos pays respectifs ?

 

O. : Les jeunes sont radicaux. Les personnes plus âgées (surtout les femmes) sont choquées et déboussolées. Elles sont tétanisées par cette guerre. A dire vrai, auparavant, je n’étais pas une Ukrainienne très patriote ; je ne ressentais pas la force de ma nation, ni celle de notre président (Volodymyr Zelensky). Mais je me rends désormais compte de tout cela. Les gens sont courageux, 90% des Ukrainiens sont persuadés de ce que l’Ukraine gagnera cette guerre. Et je suis fière d’être ukrainienne ! La guerre nous apprend l’unité.

 

Au-delà, il n’y a pas de vraie différence entre les générations. Tout le monde espère la paix. Les jeunes sont toutefois plus à l’aise avec les technologies et peuvent plus facilement s’adapter à de nouvelles conditions de vie et participer à la guerre informationnelle, avec des actions en ligne.

 

M. : Nous essayons de nous opposer à tout cela, mais beaucoup de personnes sont violentées et arrêtées chaque jour, des milliers. Des manifestations se tiennent dans toutes les grandes villes. Mais si vous diffusez des informations et des chiffres qui ne correspondent pas à la position officielle du gouvernement (les « fausses infos », selon eux), vous risquez jusqu’à 15 ans d’emprisonnement. Ils nous étouffent de l’intérieur.

 

Il n’y a pas de porte-parole de l’opposition au sein du gouvernement – Boris Nemtsov (opposant libéral) fut tué en 2015, Alexeï Navalny (avocat et opposant) est en prison (après avoir survécu à un empoisonnement). Aujourd’hui (vendredi 4 mars 2022), notre dernier média indépendant a été bloqué, même la BBC (chaîne britannique internationale d’information) a été bloquée. Il se dit qu’Internet pourait également être coupé.

 

Hier (jeudi 3 mars 2022), une personne âgée pleurait devant les informations, au supermarché ; elle me disait avoir survécu à la Seconde Guerre mondiale, alors qu’elle était enfant. Son petit-fils, initialement parti pour un exercice militaire, a finalement été envoyé sur le champ de bataille. Elle ne savait pas où il était, jusqu’à ce qu’on l’informe de sa mort.

 

De plus, les sanctions nous étouffent depuis l’extérieur. Les prix de certains produits ont doublé en un jour, alors qu’il avait fallu 8 ans pour qu’ils augmentent d’autant ; les salaires, eux, n’ont pas progressé. Notre monnaie et nos économies ont fondu. Désormais, le salaire moyen, dans le pays, est de 250 à 300 euros. Mais, dans le même temps, nous n’y pensons pas vraiment, car le pire est que des personnes souffrent de tout cela.

 

As-tu constaté un effet de ce conflit sur tes proches et leurs situations ?

 

O. : La guerre a eu un gros effet sur ma vie, pour commencer. Nous restons à l’étranger pour le moment, et nous devons être prêts à changer de vie. Mais les choses principales, pour moi, c’est d’avoir un toit sur la tête et quelque chose dans l’assiette. Et bien sûr, la paix en Ukraine ! 

 

Les relations avec des proches, au Canada, nous sont précieuses. Ils nous aident financièrement et l’on reste très connectés. Également, des amis en Russie m’aident moralement et financièrement. Ils ne veulent pas de la guerre. Évidemment, il y a des personnes qui ont un avis neutre sur le sujet ; cela veut dire qu’ils n’ont pas d’opinion et ils ne sont plus mes amis désormais !

 

Selon toi, quelles sont les perspectives du conflit ?

 

O. : Après les différentes opérations de notre armée, je crois vraiment qu’on gagnera cette guerre.

 

M. : Tous les jours, nous prions pour que cela s’arrête, pour que les personnes ne souffrent pas, pour qu’il n’y ait de morts d’aucun côté. Malheureusement, nous constatons que leurs actions sont imprévisibles et illogiques. Chaque jour ressemble à l’enfer et il est impossible de prévoir ce qu’il se passera ensuite. En conclusion, je viens de réaliser ce qu’est la haine. Il doit partir. Cela doit cesser.

 

 

Au 5 mars 2022, l’Ukraine et la Russie ont tenu deux sessions de pourparlers en territoire étranger.

Conséquence du blocage du Conseil de sécurité des Nations unies, l’Assemblée générale de l’Organisation s’est saisie de l’affaire. Une résolution déplorant l’agression commise par la Russie a été votée le 2 mars 2022. 5 États s’y sont opposés : la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Érythrée, la Russie et la Syrie.

 

Dans le cadre de ces échanges, Maria a donné accès à un groupe Télégram** russe meneur d’une partie des manifestations et actions d’opposition à l’invasion en Ukraine. Ce même groupe sert également de relai, en Russie, d’informations filtrées par les médias russes (ceux jouissant encore du droit de diffusion étant liés aux autorités), tels que les messages adressés à la population russe par les dirigeants étrangers ou la situation des troupes russes en Ukraine et les pénuries auxquelles elles font face, ainsi que des arrestations d’opposants.

Ce groupe a participé à l’organisation du principal rassemblement contestataire jusqu’alors, se tenant à Moscou aujourd’hui même (dimanche 6 mars 2022).

 

**Plateforme de messagerie instantanée cryptée indépendante basée en Russie.

 

 

 

 

Les travaux de recherche, de veille et opinions exprimées n’engagent que leurs auteurs et aucunement l’AdEI ou l’IdPD.

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